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Laisser des traces
J’ai commencé à regarder du porno occasionnellement en comparant mon rapport à ces images à celui que j’entretenais avec McDo. Un craving intense, suivi d’un dégout de sois à l’instant de la dernière bouchée. Le porno était pour moi le sexe fast-food, passablement réconfortant mais indissociable de la culpabilité car trop gras, trop sucré, trop peu éthique et tellement vulgaire. Je me souviens même de la sensation sur la peau de mes joues le jour où j’ai dit pour la première fois à quelqu’un que je consommais du porno, alors que mon aveu était si cryptique que je ne suis pas sûre qu’il révélait réellement mon secret. J’étais engluée dans un sentiment de honte à la simple idée de rechercher une excitation sexuelle au sein de ces sites sombres, aux designs ringards et aux titres mal traduits.
Ces sites donnent effectivement l’impression d’être laissés à l’abandon, comme des pages zombies qui arrivent à survivre d’elles-mêmes sans mises à jour et malgré les spams animés qui les envahissent et parasitent leur usage. Ils sont pourtant dirigés par les tentaculaires Aylo (ex-Mindgeek qui détient Pornhub, Redtube et Youporn), WGCZ (XVIDEOS, XNXX) ou HammyMedia (xHamster), sociétés dont les sites officiels, quand elles en ont un, arborent un webdesign conforme aux standards actuels. C’est donc que ces interfaces douteuses font pleinement partie de l’expérience proposée. Le chercheur Patrick Keilty a mis en avant que leur construction répond à un même modèle habilement équilibré entre ordre et chaos. En haut à gauche, un logo expose le nom du site à l’aide d’une typo mal proportionnée. XNXX ose même un effet chromé façon WordArt. À côté, une barre de recherche invite à formuler ses envies tandis qu’en dessous, des dizaines de vignettes mettent en avant des contenus et n’attendent que d’être effleurées par une souris pour s’animer. En revenant sur la gauche, sous leur logo, la plupart des sites listent des pratiques, des caractéristiques physiques ou des tropes. Keilty compare ces sites à Ikea : il y en a partout, on peut se perdre dans un recoin mais le chemin est toujours tout tracé, ce qui crée un sentiment de contrôle dans l’abondance et maximise ainsi le temps passé en ligne, donc publicités visionnées. Toujours est-il que le design de ces interfaces participe à la vulgarité de ces espaces qui n’ont pas le bon goût de préférer des miniatures aux coins arrondis et des palettes de couleurs harmonieuses. D’ailleurs, contrairement aux réseaux sociaux généralistes qui ont fait évoluer leurs interfaces au fil des années, celles de certains tubes pornos sont restées assez similaires depuis leur apparition au milieu des années 2000. L’impression qu’aucun·e travailleur·euse n’a contribué à l’amélioration de ces pages renforçait ma honte. Je devais vraiment être la seule lubrique à passer outre…
Une fois sur un site, il s’agissait de naviguer au sein de la catégorie « pour femmes ». J’avais toujours entendu que le porno s’adressait aux hommes, alors cette catégorie légitimait (un peu) ma présence. Je choisissais généralement des scènes lesbiennes, ce qui amenait à des vidéos aseptisées dans lesquelles deux performeuses se touchent du bout des doigts, au ralenti. Avant de s’engager dans le visionnage complet d’une vidéo, il fallait toujours vérifier si le piano de la bande son qui couvrait les bruits du sexe était présent jusqu’au bout, auquel cas il faullait d’ores et déjà fermer l’onglet et tester le suivant parmi les 26 ouverts depuis la page d’accueil. D’autres critères étaient à vérifier : un scenario original dans lequel se projeter, un jeu d’acteur un peu poussif mais avec quelques hésitations infimes susceptible de provoquer un trouble et surtout la continuité entre la scène introductive et les premiers actes (et certainement pas un cut brutal entre une scène de drague et un cunnilingus). Tous les critères n’étant pas remplis en même temps, je passais parfois au nouvel onglet, tout en conservant le précédant. Dans une autre vidéo, se trouvaient alors, au choix, les pratiques souhaitées, le volume adéquat du son des gémissements, leur juste tonalité et un degré acceptable de crédibilité de l’orgasme. Ce tri constitue une phase méticuleuse d'accumulation de matière parmi laquelle naviguer. Visionner de la pornographie devient alors le montage en temps réel d’un film qui n’existe que pour celui qui tient la souris. Les différents onglets permettent de passer d’un rush à un autre. Faire glisser le cursus dans la barre de visionnage permet de trouver le bon moment (le bon début, les bonnes pratiques, la bonne fin) ou de revenir en arrière pour rejouer une séquence trop courte une, deux, trois, autant de fois que nécessaire. Le son de chaque vidéo peut être coupé ou activé, ce qui permet de garder la bande son d’une vidéo et de l’associer à une autre. Mes montages ont toujours été linéaires, préférant faire se succéder une vidéo à la fois, mais il est aussi possible d’ouvrir non pas différents onglets, mais différentes fenêtres, pour composer un grand gang bang à condition d’oublier les bordures carrées qui séparent les corps. Aujourd’hui, je regarde de moins en moins de porno sur mon ordinateur et me suis habituée à consommer mes contenus vidéos dans le creux de ma main, sur mon téléphone. Ce mode de visionnage oblige à faire des choix plus radicaux. Si je coupe une vidéo pour passer aux suivantes, je risque de m’enfoncer dans un tunnel de vidéos moins satisfaisantes. À imaginer que l’herbe sera plus humide ailleurs, je finis par chercher la perle rare. Comme le décrit Keilty, la quantité de contenus permet de penser qu’il y a bien une vidéo au milieu de tout ça qui contient tous les éléments chers à nos fantasmes.
Ce qui n’a pas changé, c’est l’utilisation du mode de navigation privée, qui permet de profiter sans se soucier de l’enregistrement des recherches ou des pages visitées dans un historique qui pourrait être consulté par des regards indiscrets ou se rappeler à nous-même en dehors de la temporalité consacré. Cette navigation est isolée, exclue des empreintes numériques que nous laissons chaque jour et qui dessinent un portrait de nous. J’ai le vague souvenir d’un micro-trottoir dans lequel un journaliste interrogeait des passants sur le respect de la vie privée par les GAFAM. Ils répondent qu’ils s’en fichent car ils n’ont de toute façon rien à cacher, avant que leurs sourires tombent à la simple évocation des données de leurs navigations pornographiques. Cette prise de conscience est trompeuse car l’enjeu n’est pas tant d’identifier les fantasmes de chaque personne ad hominem (quoique), que de générer du profit sur les activités quotidiennes de l’ensemble des utilisateur·ices des plateformes, mais passons. Le sexe ne doit pas laisser de traces. Quand j’arrive sur un site pornographique, j’ai donc l’impression de toujours recommencer à zéro. Je me souviens de quelques vidéos que j’adore mais les titres m’échappent et tester plusieurs variations de mots-clefs similaires est nécessaire pour les retrouver (« after party lesbian first time » ? « lesbian after party » ? « girls in front of their boyfriends » ? « pussy eating after party » ?).
Aujourd’hui, la honte m’a cependant quittée, grâce à la lecture et à l’écoute de militant·es, théoricien·nes, artistes et ami·es qui m’ont permis de ne plus rougir. Je passe donc en mode navigation partagée ÷)
Keilty, Patrick. « Desire by design: pornography as technology industry ». Porn Studies 5, nᵒ 3 (3 juillet 2018): 338‑42.